L’histoire du vignoble d’Alsace constitue une source inépuisable pour observer l’évolution de la notion de qualité du vin au cours des siècles. Comment se déterminait la qualité d’un cru aux époques médiévale et moderne ? Le Hofmiedt, grille tarifaire en cours au Ladhof de Sélestat, en 1521, mérite d’être rappelé. Pour un foudre, les vins de Riquewihr, Ribeauvillé, Bergheim sont taxés seize pfennig. Ceux d’Ammerschwihr, Kaysersberg, Saint-Hippolyte, Barr sont taxés douze pfennig. Ceux enfin de Turckheim, Niedermorschwihr, Kientzheim, Sigolsheim, Bennwhir, Mittelwhir, Beblenheim, Zellenberg, Hunawhir, Rorschwihr, Rodern, Orschwiller, Châtenois, Scherwiller, Dambach, Diefenthal, Blienschwiller, Nothalten sont taxés six pfennig. Le vin provient d’une localité et la grille établit, à un moment donné, une hiérarchie ou un classement. De toute manière, chaque commune se persuade de produire le meilleur vin, ce qui relève d’une stricte logique commerciale : vendre son vin puisque c’est le meilleur ; ne pas acheter celui des autres, puisqu’il est moins bon. Ce protectionnisme de l’époque s’apparente à un ancêtre de l’A.O.C.
Pour l’œnophile et l’amateur des vins d’Alsace, grande est la surprise lorsqu’il s’intéresse à l’ampélographie historique. Le maire de Molsheim, en 1829, évoque, par exemple, le hinsch, le rheinelb, le riesling, le grau klebner, l’oberlaender. A Wasselone, en 1854, on cite le kleinedel dit knipperlé, le sussling, le velteliner et le rouge. Un ratissage au niveau de la région aboutit à deux cents noms de cépages ! Et dans ce lot impressionnant en subsistent seulement une vingtaine dans l’ordonnance de 1945, signée par Charles de Gaulle en personne. L’Alsace quitte désormais son vieux monde de Kayserberger ou d’Ingersheimer pour entrer dans le monde de l’ampélographie, seule région de France à obtenir cette législation. Depuis cinquante ans, des évolutions ont été relevées : le tokay, planté mais peu planté au début, connaît une fulgurante ascension, que son changement de nom en pinot gris n’entrave pas. En revanche le knipperlé constitue de nos jours une rareté curieuse, alors que le muscat vivote.
L’apparition récente du mot riesling, entre autres, dans d’autres vignobles mondiaux bouleverse néanmoins la donne. Riesling n’est plus synonyme d’Alsace. La signature se dilue pour s’évanouir. Le recours à l’histoire fournit, encore et toujours, un nouvel éclaircissement. Depuis toujours, les hommes ont affirmé que certaines terres donnaient un vin meilleur que d’autres. Citons seulement le maire de Ribeauvillé en 1829 : « Parmi les vins exquis, il y en a d’une qualité supérieure, mais en petite quantité ! A Ribeauvillé, il y a deux cantons dit Zahnacker et Trottacker… A Bergheim, il y a le canton dit Kantzelberg…Presque dans chaque commune, il y a un petit canton, lequel à raison de l’exposition et du sol produit un vin d’une qualité supérieure aux autres. »
C’est fort de cette autre certitude historique que de jeunes vignerons contemporains ont entrepris une investigation évidente dans le monde des terroirs, jusqu’ici bizarrement oublié par la cartographie. Travail colossal, où les heures de travail ne se comptent pas, pour aboutir à une visualisation de l’excellence au bout d’une exigence : se réapproprier l’identité du vin d’Alsace de grande renommée.
Claude Muller
Professeur à l’Université de Strasbourg
Directeur de l’institut d’histoire d’Alsace